Mikis Theodorakis

 Réagissons maintenant, tant qu’il est temps !

Le tissu conjonctif qui unit un Peuple et le maintient en vie est la Mémoire collective. Celle qui se forge au sein des grandes épreuves menaçant notre existence elle-même. 

Tous ceux qui appartiennent à ma génération et sont encore en vie, surtout ceux qui ont vécu dans leur peau et dans leur âme les tempêtes sauvages qui ont mis à l’épreuve notre endurance, sont tenus de garder des Thermopyles jusqu’à leur dernier souffle. De protéger les Lois non écrites sur lesquelles reposent notre spécificité, la solidarité et le besoin de fouler fermement le réel pour aller toujours de l’avant, toujours plus haut.

Ces loi non écrites sont les Lois de la Vie, supérieures aux lois conventionnelles exprimant le devenir social qui mue constamment en surface alors qu’en profondeur, la racine continue à soutenir l’Arbre du Peuple sans faire de distinction entre branches et feuilles, fleurs et fruits.

Porter atteinte à la mémoire collective historique constitue avant tout une injure contre le Peuple ou les Peuples dont on conteste non seulement les souvenirs nationaux mais aussi les événements mêmes qui les ont formés. Les massacres des Grecs d’Asie Mineure, le sacrifice des femmes à Zalongo et pour comble le génocide de centaines de milliers de Grecs pontiques sont de précieux éléments de notre mémoire collective nationale, tout en étant des événements vécus et attestés par les rares survivants et leurs familles qui les considèrent comme le saint des saints de leur vie.

Le fait de mettre en doute ces événements, a fortiori de la part d’un Grec, constitue un acte inédit dans l’histoire de ce pays, acte qui nous surpend car nous ne pouvons justement pas imaginer un des nôtres se ranger aux fallacieux “arguments” des immolateurs. Mais comme je l’ai déjà dit, quiconque agit de la sorte se positionne par rapport à nous. Ce n’est pas nous qui le rejetons mais bien son incompréhensible choix.

Et c’est une honte que d’entendre ces effroyables “points de vue” au Parlement grec. Le fait qu’un député ait songé à mettre en doute, depuis la tribune parlementaire, l’existence de l’Holocauste des Juifs par les Nazis, en l’occurrence le plus grand crime jamais commis dans l’histoire de l’humanité, nous discrédite aux yeux de l’opinion publique internationale et ternit l’image de notre pays. C’est injuste et criminel à l’égard de la Grèce, vu que notre peuple se range parmi les plus grandes victimes des atrocités hitlériennes.

Il est évident que le génocide des Juifs est une tragédie d’un diabolisme inouï et inimaginable, qui rend honteux d’être un homme quand on songe que les meurtriers d’Auschwitz étaient aussi des êtres humains, métamorphosés en brutes anthropoïdes. Car comment a-t-il été possible d’arrêter des enfants, des femmes, des vieillards innocents, dont le seul crime était d’appartenir à une autre race et une autre religion (une race [Une race ? Voyez ci-dessous !] qui a certes donné le jour à Einstein, Freud, Marx, Mahler et d’innombrables autres bienfaiteurs de l’humanité), de les entasser comme des animaux dans des wagons, de les véhuiculer des jours et des nuits interminables pour que les survivants soient finalement tenus de subir d’indescriptibles formes de martyre et de mort. Un éternel cauchemar, le pire de tous ceux que l’humanité ait connus à ce jour, qui rend encore malade rien que d’y penser, tandis que les victimes et surtout les enfants innocents s’assimilent en nous à des anges qui incitent à s’agenouiller et à demander sans fin pardon en leur disant seulement “J’ai honte d’être moi aussi né humain”.

À Dachau et Auschwitz, il n’y a pas que les Juifs qu’on a tués. On a tué l’Homme. Et depuis lors, nous tous qui survivons sommes en faute.

Et c’est cela qui me rend si dur et intransigeant à l’encontre de quiconque ose justifier ce Cauchemar. On a sapé en moi ma foi en l’Homme. Et c’est ce qu’aucune force au monde ne peut me faire pardonner.

Nous les Grecs, nous avons d’ailleurs une double raison de dénoncer les crimes des Nazis.

Primo, ils ont détruit notre pays et exterminé des milliers de patriotes grecs.

Secundo, parmi les six millions de Juifs exterminés à Auschwitz, nous avions 70.000 compatriotes juifs de Thessalonique dont la perte reste pour nous une grande plaie, du fait qu’ils vivaient là depuis des siècles et que leur esprit progressiste contribuait de toutes parts au développement de la ville. Thessalonique en souffre encore et il est pour le moins déplorable qu’un jeune homme attaque grossièrement la mémoire collective d’un peuple ami qu’on a martyrisé et en particulier d’une part de nous-mêmes, les Grecs juifs victimes de la barbarie hitlérienne.

La mise en doute des martyres d’un Peuple est une insulte à la mémoire des victimes et une atteinte morale pour tous ceux qui ont gagné leur liberté et leur honneur grâce aux sacrifices de leurs ancêtres. Bien plus, l’encensement des assassins et des tortionnaires devrait constituer un délit de haute trahison. Pour ceux qui ont connu le visage bestial de la violence, la lourde pénalisation des manifestations intolérables d’acceptation ou – pire encore – d’admiration de crimes contre l’humanité est un impératif moral et une défense élémentaire contre la récidive de tels crimes.

Par conséquent, leur condamnation morale et pénale va de soi pour toute société qui respecte les grandes valeurs humaines, leurs principes et les lois morales. Dans le cas contraire, l’apathie (qui caractérise hélas ceux qui régissent tous les domaines dans notre pays) et le manque de moyens de défense nationale et morale démontrent l’ampleur de la corruption et menacent de métamorphoser le Peuple en peuple de raïas.

Je voudrais enfin adresser un appel à l’Académie d’Athènes (et ce en qualité de membre d’honneur, titre dont elle m’a récemment gratifié), fondation spirituelle la plus éminente de notre pays et dépositaire de nos hautes valeurs humaines et morales, pour qu’elle élève sa stature morale et qu’elle prenne les devants en condamnant les actes qui portent atteinte à la dignité humaine au mépris de notre mémoire historique, sur laquelle s’appuient les biens suprêmes de la Liberté, de la Démocratie et du respect des Droits de l’Homme.

Athènes, le 11.6.2013

Traduit du grec par Anne Lhassa

-Prenez un bus à Tel-Aviv ou à Jérusalem, et dites-moi si vous y voyez les représentants d’une race !

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